À l'arrière du pick-up, ça brinquebalait dans un boucan terrible, les outils glissaient d'un bout à l'autre de la plate-forme. La nuit tombait doucement, au loin on devinait la maison perdue au milieu de la végétation rase et des chênes-lièges. Des oliviers étaient tombés, leurs troncs s'étaient brisés net, les branches reposaient sur le sol.
C'est pas beau à voir.
Il plissait les yeux et tenait une cigarette coincée entre ses dents. Sa veste était parsemée de taches de peinture, couverte de sable, de poussière de plâtre. On voyait ses os sous le tissu, la peau tannée de son cou, ses rides profondes. J'ai fouillé dans la boîte à gants.
Qu'est-ce que tu cherches ?
Des clopes.
Il a passé sa main derrière le fauteuil, tripatouillé quelques secondes dans les poches de son blouson, en a sorti un paquet bleu avachi. Ça faisait trois ans que je n'avais pas fumé de brunes.
J'ai guetté le chien. Il venait toujours à notre rencontre en gueulant, sautait jusqu'aux fenêtres, manquait à chaque fois se faire écraser. La campagne est restée silencieuse.
Ce vieux Lester ne vient pas nous saluer ?
Lester est mort.
C'est tout ce qu'a dit le vieux. Puis il a descendu la vitre, jeté son mégot d'une pichenette dans les broussailles.
Dès que j'ai ouvert la porte, ça m'a submergé l'odeur familière, les meubles, les napperons, les bouquets de lavande et de fleurs séchées, les brocs ébréchés sur la commode, la lampe à pétrole, le poêle, la télévision allumée, tous ces trucs étouffants qui suintaient l'enfance et l'ennui. Le vieux s'est servi un verre de vin. Maman me tournait le dos, s'affairait devant ses casseroles.
Maman.
Ah mon petit, tu es là.
Je l'ai embrassée, elle avait vieilli, je le voyais bien. Je m'en étais rendu compte au fil des visites mais là, ça me sautait à la gueule, comme un reproche ou je sais pas quoi.
Où est Jérémie ? j'ai fait.
Jérémie ? Dans sa chambre, je crois.
Je vais aller lui dire bonjour.
Tu préfères pas attendre qu'il descende. Je veux dire, qu'il soit prêt ?
Qu'il soit prêt ?
Oui, enfin, tu sais bien. C'est pas facile pour lui.
En montant les escaliers, j'ai regardé mon père. Il n'était pas venu me voir, pas une seule fois. Durant tout le trajet, il n'avait rien dit ou presque. Juste il avait râlé un coup à cause du chantier qu'il avait dû quitter plus tôt et du boulot pas fini, ce sale con.
La chambre de Jérémie était vide, le bureau nu, le lit pas fait. Je me suis demandé où étaient ses jouets, ses affaires, sa collection d'animaux en bois. Dans le couloir, les ampoules avaient claqué et personne n'avait pris la peine de les changer. Chez les parents, le grand lit avait été remplacé par deux petits, séparés d'un bon mètre, et sur la table de nuit, les photos avaient disparu. Il régnait là- dedans une odeur d'eau de Cologne et d'antimite. Par la fenêtre étroite, percée dans l'épais mur de pierre, on voyait le potager, l'appentis et le pick-up garé pas loin, au milieu d'un tas de parpaings, de bois et de ferraille rouillée.
La porte de ma chambre était fermée. J'ai prononcé le nom de mon frère, j'ai dit tu m'ouvres ? C'est Lucas. Ouvre-moi bordel. J'ai attendu. Il n'a pas répondu. Je me suis assis dans le couloir et j'ai allumé une cigarette